Au sujet de la communication symbolique de l’enfant

Extrait d’un document adressé par Michel Bossé à ses collègues professeurs en janvier 2007.

(…) je prends l’initiative de préciser autant que je le peux cette notion de communication symbolique telle qu’elle se présente dans l’interaction de l’enfant avec son psychothérapeute.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler d’entrée de jeu que les enfants qui nous sont amenés pour une psychothérapie s’expriment d’une manière qui diffère de celle des adultes. On concevra facilement qu’ils ne s’assoient pas sur un fauteuil devant nous pour se mettre à raconter ce qui ne va pas dans leur vie. Et si, par absence de savoir-faire ou par gaucherie, on entreprenait de les questionner sur les motivations qui auraient pu se profiler derrière tel ou tel comportement ou passage à l’acte, on recevrait le plus souvent pour toute réponse qu’un haussement d’épaules ou un « J’sais pas », tout cela exprimé avec l’air suppliant de ne pas insister et de passer à autre chose. Le psychothérapeute expérimenté va quant à lui emprunter une tout autre direction : il cherchera à tirer profit au maximum de la tendance à jouer qui caractérise si bien les enfants; il veillera pour cela à mettre à leur disposition des jouets qui vont pouvoir servir d’instruments ou de tremplin à leur expression spontanée. Il sait par expérience que l’enfant va dire dans et par son jeu ce qui ne va pas chez lui et surtout pourquoi il en est ainsi. En fait, il prend l’enfant pour un dramaturge qui, incapable de parler directement des choses le concernant, va faire appel à une élaboration proprement théâtrale pour communiquer ce qu’il peut et veut en dire.

communication symbolique

Décrivant ainsi les choses à l’aide d’une analogie, je me mets sur la voie de vous présenter les artifices auxquels a recours l’enfant dans sa communication avec le thérapeute, consciemment ou non. Mais si l’analogie (assimilation d’une chose, d’une action ou d’un événement à une ou un autre) est couramment utilisée, c’est l’allégorie (récit métaphorique élaboré sous forme d’histoire par lequel l’auteur veut communiquer un message se rapportant à la « réalité » subjective ou objective) qui revient le plus souvent selon moi. En fait, dans une séance, un enfant va produire au moins une, souvent deux quand ce n’est pas trois allégories (ou même plus encore). Ces allégories sont une transposition (je devrais même dire une projection) de ce qui se passe à l’interne chez lui : expression de désirs, dénonciation d’une situation, etc. L’enfant produit des histoires qui ont un rapport direct avec son mode de fonctionnement affectif. C’est dire qu’un enfant de quatre ans qui, au plan affectif, fonctionne comme un tout-petit de deux ans donne des élaborations qui immanquablement trahissent le déficit de son développement affectif. Le champ des préoccupations qu’il exploite manifeste notamment la quête d’une relation exclusive avec la figure maternelle (que celle-ci soit principale, i.e. la mère, ou secondaire, l’éducatrice de la garderie, etc.), le désir d’écarter ou de voir disparaître les rivaux (fraternels ou pairs), etc. Si le développement est encore plus déficitaire, seront alors mises en scène des attaques sur la figure maternelle (frustrante), des mesures de protection face à un environnement présenté comme hostile, non bienveillant, des actions révélant les fantasmes de toute-puissance visant à combler le sentiment de détresse et d’impuissance, etc. Par ailleurs, un enfant de quatre ans qui ne présente pas de déficit dans son développement affectif va quant à lui manifester par son jeu des préoccupations de séduction de la figure parentale de sexe différent du sien et de rivalité avec celle de même sexe. Il faut noter que dans ce dernier cas, contrairement aux deux précédents, les élaborations tiennent compte de la dimension sexuée des figures mises en scène et des personnages auxquels celles-ci font référence. Il est pertinent d’insister sur le fait que ces histoires ou allégories évoluent au fur et à mesure que la thérapie avance. Voici un exemple assez simple pour illustrer tout ce que je viens d’aborder.

Mélodie, 7 ans, référée pour son attitude d’opposition à la maison (elle vit avec la mère) et pour des troubles du sommeil fort importants. À la septième rencontre, elle dessine une sirène avec une couronne et un large sourire ainsi qu’une pieuvre. Lorsque la thérapeute lui demande de raconter ce qui se passe dans son dessin, elle dit que « la sirène est une nouvelle reine toute contente, que tout le monde va venir la voir, et en premier lieu, son amie la pieuvre ». La thérapeute demande : « Pourquoi dis-tu que c’est une nouvelle reine? Mélodie répond : « Parce qu’avant, c’était sa maman, la reine, et elle, elle était la princesse mais là, sa maman est morte ». Un thérapeute capable de tirer profit de la communication symbolique peut reconnaître facilement ici que le support identitaire (la figure qui représente Mélodie) est la sirène, qui devient reine à la place de la mère, celle-ci étant morte. L’identité du personnage qui se profile derrière son amie la pieuvre peut paraître plus énigmatique, mais si l’on tient compte des allégories élaborées antérieurement (la thérapie en est à sa septième séance), il n’y a guère de doute possible : c’est le papa intensément aimé qui est caché là. Sur la base de cette hypothèse, la thérapeute propose: « Est-ce que cela se pourrait, Mélodie, que des fois, tu te sentes comme la petite sirène, comme une nouvelle reine avec ton papa parce que ta maman n’est plus avec lui, alors… » La fillette interrompt la thérapeute et dit : « Oui, comme la sirène, sa maman est morte mais elle, elle est avec son papa » (ce qui n’est pas son cas, car c’est la mère qui a sa garde). La suite de l’échange permet de constater à quel point la petite est mal à l’aise avec tout cela, car il se trouve qu’elle aime beaucoup, beaucoup sa maman également. Alors, désirer prendre sa place (et ce, même si les parents sont séparés, car il y a toujours la pensée chez elle qu’ils peuvent reprendre vie commune) et surtout souhaiter sa mort, c’est assez difficile à porter, il n’est pas difficile de l’admettre; pas étonnant donc que le sommeil en soit troublé.

Je saute à la quatorzième séance, l’avant-dernière de la thérapie, séance au terme de laquelle, la mère, qui accompagne l’enfant, dira discrètement à la thérapeute: « Tout va très bien; tout est rentré dans l’ordre maintenant». Je cite le rapport de la thérapeute :

« Dès son entrée dans la salle de thérapie, elle commence immédiatement à mettre en place son scénario. Elle dit que nous allons faire comme si une partie de la salle était la maison. Nous devons d’abord choisir ce que nous voulons mettre dans notre maison. Mélodie apporte des jouets, des livres, des balles, un jeu de golf. Elle me dit que je suis la maman et elle, la jeune fille. Elle insiste pour que je choisisse mes choses importantes pour les apporter dans notre maison. Nous habitons ensemble. Pendant que je vais jouer au golf, elle reste à la maison pour lire. Elle dit que c’est son papa qui s’occupe d’elle pendant ce temps. Elle lit et son papa discute avec des amis. Je continue ma partie de golf même lorsque la nuit est tombée et Sofia s’allonge sur le divan du salon qu’elle utilise en guise de lit. Elle me dit que son papa va aussi se coucher mais dans sa chambre à lui. Lorsque je reviens, je dois aller me coucher avec le père, mon mari».

On peut constater à quel point le rapport avec la figure maternelle est présenté ici comme étant de coopération et non d’opposition; la fillette propose mais n’impose rien. Le rapport au père n’est pas celui d’une figure qu’on veut conquérir : il joue tout simplement son rôle de parent, de protecteur, de gardien, et il a ses propres activités (il discute avec des amis). La nuit venue, le père va se coucher dans sa chambre, là où ira dormir la mère quand elle rentrera de sa partie de golf et le support identitaire de Mélodie quant à lui dort sur le divan dans le salon (jusqu’à tout récemment, le père accueillait sa fille dans son propre lit quand il la recevait chez lui la fin de semaine, ce qui était l’un des éléments importants à la source du problème, parce que cette pratique entretenait chez elle l’idée que son rêve de conquête allait se réaliser). Si l’on tient compte du contenu et du sens de cette allégorie, il paraît assez évident que la fillette est en train de renoncer à son vieux rêve d’être l’amoureuse du père.

Donc, non seulement les histoires ou allégories des enfants trahissent-elles leur niveau de développement affectif (et, le cas échéant, le déficit de celui-ci), elles révèlent également comment les choses se présentent ou évoluent à l’interne au cours de la thérapie, exactement comme des radiographies, des scans, des échographies peuvent le faire dans la pratique médicale. Ce que j’évoque ici se retrouve très précisément aussi dans les élaborations que fournissent les adultes et les adolescents, aux épreuves projectives. En fait, ces épreuves activent chez eux les mêmes processus que ceux qui sont mobilisés chez les enfants dans le jeu spontané. Chaque planche du TAT qu’on présente à un sujet adulte ou adolescent constitue une invitation à produire une allégorie, laquelle sera immanquablement dotée d’un sens révélant l’organisation psychique de ce sujet et toute la problématique qui se profile derrière ses difficultés, …s’il en a! Dans le jeu libre, qui est selon moi la forme la plus élevée ou la plus « projective » des épreuves projectives, l’enfant jouit d’une plus grande liberté dans le choix des figures et dans l’élaboration du scénario que celle qu’implique l’usage des autres projectifs, encore que cette liberté ne soit pas absolue pour autant (l’enfant choisit les figurines qui lui vont parmi un ensemble donné et donc de ce fait, limitatif).

Une question complémentaire se pose: n’y a-t-il pas d’autres façons d’intervenir auprès des enfants, et des façons qui pourraient revendiquer autant d’efficacité? Si l’on voit comme important de prendre véritablement en compte le point de vue de l’enfant, point de vue qui n’est pas toujours conscient, qu’il ne l’est surtout pas en début d’intervention, sincèrement je ne pense pas qu’on puisse passer à côté de la communication symbolique, je ne pense pas que cette prise en compte puisse faire l’économie d’une utilisation experte des productions allégoriques des enfants (et d’une bonne partie des adolescents) pour déchiffrer, débusquer le sens de l’appel à l’aide, de la protestation qui se profile derrière les symptômes et les comportements dérangeants.

Si, par ailleurs, on ne considère pas comme importante cette prise en compte ou cette recherche du sens caché, on peut tenter de se rabattre sur l’observation des comportements et sur du coaching parental (ou « éducatif », v.g. en milieu scolaire), orientations fondées sur ce qu’on aura observé à la maison, à l’école ou appris au fil des recherches étudiées ou conduites personnellement. C’est là une orientation qui comporte des risques très importants. Il y a d’abord un grand danger à voir les symptômes comme de purs et simples irritants à faire disparaître, plutôt qu’à les considérer comme une protestation ou un appel à l’aide de la part du sujet : on passe à côté de leur nature profonde et de leur raison d’être. Des fillettes peuvent être incapables de tenir compte des consignes à la garderie ou à la maternelle, être incapables de contenir leur tendance à agir pour des raisons qui peuvent varier grandement de l’une à l’autre : revendication affective, violence subie, abus sexuels, anxiété de performance, et bien d’autres raisons, de nombreuses autres raisons encore, que nous ignorons la plupart du temps en début de thérapie. Un petit garçon peut adopter une attitude agressive très difficilement supportable pour son entourage pour des raisons tout aussi variées : il veut qu’on le serve avant tout le monde pour vérifier à quel point on le préfère aux autres (frère, sœur ou pairs), il vit comme une provocation qu’on le considère comme un petit à qui on dit quoi faire, il n’a pas digéré l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur dans le milieu familial, il veut s’imposer par la force pour se convaincre qu’il fait partie du monde des grands, il n’aime pas la présence du nouveau conjoint de la mère et lui règle son compte sur le dos des autres (plus faibles que lui préférablement), et quoi d’autres encore? Des symptômes en apparence identiques peuvent se rattacher à des conditions psychogénétiques tout à fait différentes, des symptômes de caractère opposé en apparence (par exemple, un comportement retraitiste et un syndrome d’hyperactivité) peuvent renvoyer à des problématiques assez identiques.

Il est donc très risqué de partir du ou des symptômes pour fonder l’orientation de son intervention. Il se trouve que le sens du symptôme n’est pas nécessairement lié à la nature de celui-ci. En refusant de considérer le sens qui se profile derrière le symptôme, l’intervention comportementaliste ou « symptômale » prend pour acquis que tout est « donné » dans le symptôme, que le sens fait un avec le symptôme. Elle implique un fonctionnement comparable à celui de qui confondrait un mot et son sens: s’il n’y a pas de dommage évident quand il s’agit d’un mot à sens unique, il en va tout autrement quand le mot a un grand nombre de sens possible; on ne peut alors éviter l’embarras qu’en s’appuyant sur le contexte, qui indique quel sens s’impose. Les symptômes sont des indices à plusieurs sens possibles et le « contexte » qui permet de décider lequel de ceux-ci doit être retenu est fourni par la connaissance du fonctionnement affectif du sujet suite aux décodages successifs de ses productions allégoriques.

Autre raison, il y a quelque chose de foncièrement discutable, de pas très professionnel et de pas très … psychologique en fait, à faire de l’intervention sans se mettre vraiment à l’écoute du sujet objet de l’intervention. Que dirait-on d’un psycho-thérapeute d’adultes qui refuserait d’écouter vraiment les personnes venues en consultation chez lui, parce qu’il ne jugerait pas nécessaire de le faire, qui se limiterait à voir leur conjoint, leur patron, leurs enfants et à faire du coaching auprès d’eux? Je suis assez certain qu’un tel fonctionnement vaudrait à cet intervenant une appréciation très négative de la part de ses pairs. Plus encore, je pense que s’il oeuvrait en pratique privée, il « fermerait boutique » assez rapidement. Pourquoi pourrait-il en aller différemment avec ceux qui interviennent auprès des enfants sans se placer en position (experte) de les écouter vraiment?

Michel Bossé,
Professeur au département de psychologie